Le Marxiste-Léniniste

Numéro 94 - 14 mai 2009

Bilan d'une révolution: Cuba, 1959-2009

Des experts de 15 pays discutent
de la signification de la révolution cubaine

Du 7 au 9 mai, plus de 200 experts et spécialistes de la question cubaine, provenant de 15 pays, et beaucoup d'autres participants se sont rencontrés à l'Université Queen à Kingston, en Ontario, pour discuter, analyser et débattre de la signification et de l'impact des cinquante premières années de la Révolution cubaine. La conférence « Bilan d'une révolution : Cuba, 1959-2009 » était organisée avec le soutien de l'Université de La Havane et de l'Université de la Caroline du Nord à Chapel Hill.

Durant trois jours, il y a eu 47 panels et plénières et 191 communications et présentations couvrant les dimensions politique, économique, sociale, culturelle, éducationnelle et historique, les relations internationales, la diaspora, les relations interraciales, le rapport entre les sexes, la sexualité, la religion et l'environnement. Ces trois jours de réflexion intense étaient encadrées par un festival du film et de la culture célébrant le cinquantième anniversaire de la Révolution, organisé par l'Association d'amitié Canada-Cuba de Kingston. La ville de Kingston, qui est officiellement jumelée à la ville de Cienfuegos à Cuba, était l'hôte du festival.

Lors d'une réception mercredi le 7 mai, Ricardo Alarcón, président de l'Assemblée nationale de Cuba, a salué les rapports étroits d'amitié et de solidarité qui ont été tissés entre Cubains et Canadiens, comme l'illustrent ce forum et d'autres qui ont eu lieu au Canada. Il a fait remarquer qu'à cause du blocus, il est extrêmement difficile pour les universitaires des États-Unis et de Cuba se rencontrer. La conférence était donc une occasion de le faire. Un des rares avantages du blocus unilatéral des États-Unis, a dit M. Alarcón en plaisantant, est que cela a créé les liens d'amitié qui s'expriment par des conférences comme celle-ci.

Les trois journées qui ont suivi ont été consacrées à une discussion approfondie sur les cinquante années d'une révolution dynamique et riche en expérience. Le 9 mai, dans ses remarques de clôture, M. Alarcón a salué l'esprit constructif dans lequel les échanges ont eu lieu. Josephina Vidal, directrice du bureau du ministère des Affaires étrangères de Cuba pour l'Amérique du Nord, dans une entrevue accordée à Prensa Latina, a déclaré que la conférence a été un événement extraordinaire. « Il y a eu une analyse approfondie des réalisations de la Révolution et de l'insatisfaction que nous Cubains


Los Naranjos et le chansionier de Cienfuegos Pedro Novo (à droite) durant le Festival

ressentons face au développement de notre pays, mais toujours dans l'intention d'en parfaire le processus », a-t-elle dit. Selon Isaac Saney, professeur à l'Université de Dalhousie de Halifax et coprésident et porte-parole national du Réseau canadien pour Cuba, et intervenant à la conférence, cette conférence a été un événement important et positif. « On y a souligné la nature historique et la signification de la Révolution cubaine pour la lutte pour l'indépendance véritable, l'autodétermination et l'émancipation, pas seulement pour les Cubains ou les Latino-Américains mais pour les peuples du monde entier », a-t-il déclaré en entrevue avec l'Associated Press.

Nous reproduisons ci-dessous le discours de Ricardo Alarcón à la session de clôture de la conférence.

Return to top


Cuba: Une ignorance impériale

Je dois commencer avec quelques mots de remerciement à l'endroit de l'Université Queen et de tous ceux qui ont contribué à l'organisation de cette conférence. Leur initiative, leur hospitalité et leurs excellents préparatifs ont facilité les échanges utiles dans un esprit ouvert et constructif durant ces trois journées.

Cela n'a pas été facile. Toute volonté d'examiner la Révolution cubaine et de l'analyser avec objectivité met au défit l'intégrité intellectuelle et, souvent, l'honnêteté et la sincérité de la personne.

Dans un brillant ouvrage pour lequel nous ne serons jamais assez reconnaissants, Louis A. Pérez Jr a écrit :

« Cuba a occupé plusieurs niveaux dans l'imaginaire américain, souvent tout à la fois, et dans presque tous les cas au service des intérêts américains. Le rapport de l'Amérique du Nord avec Cuba a été d'abord et avant tout le moyen d'atteindre une fin. Les relations avec Cuba — et avec les Cubains — ont été un moyen de combler des besoins nord-américains et de servir des intérêts nord-américains. Les Américains ont connu Cuba d'abord par le biais de représentations créées de toute pièce, ce qui laisse entendre que le pays avec lequel les Américains ont choisi d'avoir des relations était, en fait, le produit de leur imagination et une projection de leurs besoins. Les Américains ont rarement abordé la réalité cubaine sur son propre terrain ou comme possédant sa propre logique interne, ou vu les Cubains comme un peuple possédant sa propre histoire ou une nation dont la destinée suit son propre cheminement. Il en a toujours été ainsi entre les États-Unis et Cuba. »[1]

Ce refus obstiné de voir Cuba telle qu'elle était et de tenir compte de son histoire et de sa réalité a accompagné ces deux pays tout au long de leur existence. Cela a été un énorme obstacle pour les nombreux Américains qui ont cherché à comprendre ce qui s'est produit dans l'île il y a cinquante ans. Très peu de héros intellectuels ont tenté de combler ce vide.

L'un d'entre eux fut C. Wright Mills, un être humain exceptionnel qui a été passé sous silence et oublié. Il a même choisi de personnifier un Cubain dans un merveilleux ouvrage, auquel a contribué un jeune Saul Landau, qui est tout aussi pertinent aujourd'hui qu'il l'était en 1960. Il écrivait : « Nous sommes si éloignés les uns des autres qu'il y a pour ainsi dire deux Cuba : la nôtre et celle que vous vous imaginez. »[2]

Durant les années de l'hégémonie incontestable des États-Unis dans l'hémisphère occidental, dans la dynamique de la guerre froide, cette image de Cuba a été projetée ailleurs également et il est encore difficile d'établir avec impartialité ce que Cuba a été et est vraiment, ce que sont ces réalisations et ses failles.

Il y a cinquante ans, rares sont ceux qui auraient su prévoir que Cuba attirerait autant l'attention qu'elle le fait aujourd'hui. Durant ces jours d'angoisse face au départ de la moitié de nos six mille médecins, personne dans l'île n'osait concevoir la création d'un système de santé gratuit et universel, et encore moins que des milliers de nos professionnels de la santé pratiqueraient dans des dizaines de pays étrangers et sauveraient des millions de vie dans le monde.

Durant ces jours lointains, nous nous préparions à lancer la campagne nationale d'alphabétisation pour libérer de l'ignorance un quart de notre population. Ce fut le premier pas, un pas décisif, d'une grande Révolution culturelle et éducationnelle. La création d'une maison d'édition nationale, Imprenta Nacional, née avec l'édition à grand tirage du plus célèbre des romans de Cervantes, en fut un élément important. Même en ces jours donquichottesques, nous ne pouvions prévoir que des milliers d'enseignants cubains, munis d'une méthode cubaine, contribueraient à sauver des millions de personnes de l'analphabétisme dans des pays éloignés.

Cela a été fait avec la participation de millions de Cubains — travailleurs et étudiants, jeunes et vieux, femmes et hommes —, par un gouvernement condamné à l'échec.

Car en effet, à l'époque Cuba faisait face à la faillite totale. Les gens de Batista avaient fui avec la quasi totalité des réserves financières du pays, sans doute un des plus grands vols de l'histoire.

Beaucoup de mots ont été utilisés au fil des années. On a parlé d'« embargo » et de « sanctions » économiques imposées au régime révolutionnaire par les États-Unis. Libéraux et conservateurs, et les experts qui ont beaucoup écrit au sujet de la politique des États-Unis envers Cuba, parlent très peu du grand vol, ce premier coup, le plus dur de tous, d'une guerre économique qui a duré un demi-siècle.

Les Cubains ont non seulement contribué au développement social d'autres peuples, ils ont également versé leur sang. Sans l'exemple de solidarité internationaliste unique de Cuba, il n'y aurait pas aujourd'hui de Namibie indépendante, l'Angola n'aurait pas conquis la souveraineté et la paix et l'Afrique du Sud ne serait pas un pays démocratique. Nous avons contribué à leur lutte sans condition et sans rien prendre en échange.

Cuba s'est gagnée la reconnaissance de millions de personnes en Afrique, en Amérique latine, dans les Caraïbes, en Asie et même dans le Pacifique pour ce que nous avons été capables de faire dans les domaines sus-mentionnés. Si d'autres pays possédant des richesses et des ressources humaines et techniques beaucoup plus grandes avaient fait quelque chose de comparable, les Objectifs du Millénaire de l'ONU auraient été atteints il y a longtemps.

Permettez-moi une note entre parenthèses. Je désire saluer la présence ici d'un groupe d'enseignants cubains qui participent, de concert avec les autorités canadiennes et les ONG, à la mise en oeuvre du programme YO SI PUEDO (Oui, nous le pouvons) au profit des communautés encore touchées par l'analphabétisme au Canada. Ces Cubains sont jeunes mais ils ont acquis beaucoup d'expérience à aider à l'amélioration de l'éducation des autres en Nouvelle-Zélande, un autre pays développé.

Mais ce qui s'est produit après la résolution des conflits en Afrique australe est sans doute encore plus étonnant. Avec la dissolution de l'Union soviétique, l'économie cubaine a subi le pire coup, elle a perdu des marchés et des partenaires commerciaux et a été abandonnée à son sort pour ce qui est de la coopération et de l'aide internationales. Plus du tiers de son PIB s'est volatilisé du jour au lendemain.

Nous étions absolument seuls à ce moment crucial, sans aucun allié dans la région ou à l'extérieur. Et c'est à ce moment-là que les États-Unis ont décidé d'intensifier leur guerre économique avec la loi Torricelli de 1992 et la loi Helms-Burton de 1996, toutes deux, soit dit en passant, toujours en vigueur au moment où nous nous parlons.

Plusieurs raconteurs d'histoires s'empressèrent alors d'écrire au sujet de la fin imminente de la Révolution cubaine. Comme Torricelli, Helms et Burton, ils étaient convaincus de pouvoir prédire la date exacte de notre capitulation.

Ils n'avaient évidemment pas écouté ce que leur avait dit nul autre que Henry Kissinger. À l'ère de la guerre froide, l'« Amérique » doit « connaître ses limites » parce que « ce qu'il y a de nouveau dans l'ordre mondial émergeant, c'est que, pour la première fois, les États-Unis ne peuvent ni se retirer du monde ni le dominer ».[3]

Ces mots ont été écrits au moment où beaucoup croyaient en « la fin de l'histoire » et en un monde unipolaire sous la domination d'une seule superpuissance, une façon de penser qui pourrait ne plus être à la mode.

Nous vivons à une époque qui appelle à une réflexion plus pondérée. C'est le temps d'écouter, de tendre la main et d'apprendre. C'est le temps de découvrir la réalité et de dissiper les mythes et les préjugés.

Une lumière d'espoir dans ce sens semble s'être manifestée au soi-disant Ve Sommet des Amériques, tenu à Port-d'Espagne, à Trinité-et-Tobago, il y a quelques semaines.

Rencontrer d'autres personnes, les écouter et communiquer avec elles en égaux est une très vieille expérience humaine, que tous connaissent depuis l'enfance. Personne n'a raison de s'attendre à une reconnaissance particulière pour l'avoir fait.

Personne sauf si vous appartenez à une noblesse particulière, à une catégorie supérieure, une race à part et au-dessus des autres.

Cela a été pendant longtemps l'expérience latino-américaine et caribéenne. Nous ne discutions jamais en égaux, sauf si c'était entre nous, exclusivement, sans étranger.

À cette conférence, avec la fière absence de Cuba, tous nos frères et soeurs de la région ont rencontré le président des États-Unis.

On a dit que c'était une rencontre historique, mais sans donner d'argument solide qui puisse appuyer cette affirmation. Certes, il en est ressorti un document d'une longueur inégalée, qui n'a pas été signé par tous les participants et que très peu vont lire. Mais à part cela, tous semblent heureux du climat cordial de la rencontre.

Le président Obama a cherché à tirer le maximum de certaines décisions qu'il avait déjà annoncées concernant Cuba, avant son départ pour Trinité. Essentiellement, il a aboli les restrictions cruelles que George W. Bush avait imposées aux voyages et aux renvois d'argent des Cubano-Américains vers l'île, revenant à la situation qui existait en mai 2004 à cet égard, ce qui selon le calcul du président représente un retour mille ans en arrière.

Il est assez ironique que celui qui insistait pour qu'on oublie l'histoire et qu'on ne regarde que vers l'avant, vers un avenir de promesses diffuses et vagues, cherche à faire tant de cas de quelque chose qui n'est rien d'autre qu'un retour partiel au passé. Un retour partiel parce qu'il n'a pas rétabli les droits dont jouissaient les autres citoyens américains à cet égard, certains même durant les premières années de W. Bush. À écouter le président, je ne pouvais m'empêcher de penser à la mise en garde de Kierkegaard : « La vie doit être vécue en regardant en avant mais elle doit être comprise en regardant en arrière. »

C'est ce qui est embêtant à propos de l'histoire. On peut feindre l'ignorer mais personne ne peut vivre à l'extérieur d'elle. Je crois qu'il est plus sage de reconnaître l'histoire et d'apprendre de l'histoire.

Ceux qui le font auront été étonnés d'entendre ces paroles provenant de Washington, qui réitérait du même coup la continuation de l'agression économique contre notre pays — l'« embargo » pour utiliser son langage adouci — et qui disait que Cuba devait faire quelque chose en échange de ce « geste » généreux, geste qui, après tout, était dicté par une demande grandissante aux États-Unis, de la part de ceux qui en étaient affectés, comme l'a reconnu Obama quand il était candidat.

En d'autres mots, Cuba doit changer et respecter les voeux de Washington. Si c'est du changement que parle Washington, d'un changement qui peut se faire dès maintenant, permettez-moi d'être très précis.

Pourquoi Washington ne répond-il pas enfin à la requête formelle d'extradition de Luis Posada Carriles par le Venezuela ? Elle a été reçue il y a plus de quatre ans et elle demeure sans réponse.

Les conventions internationales sur le terrorisme sont très claires et ne laissent aux États-Unis aucun échappatoire. Posada doit être extradé pour continuer le procès qui lui était intenté pour la destruction en plein vol d'un aéronef civil, à défaut de quoi les États-Unis ont l'obligation, « sans aucune exception », de le traduire en justice pour ce crime. Extradez-le ou traduisez-le immédiatement en justice, sinon les États-Unis continuent d'agir en violation de l'Article 7 de la Convention de Montréal relative à l'aviation civile internationale et de toutes les autres conventions juridiques sur le terrorisme international ainsi que de la résolution 1373 du Conseil de sécurité de l'ONU adoptée en septembre 2001.

Si le discours sur le changement comprend aussi la prétention de commencer à respecter les principes de la justice et les règles de la morale, le président ne peut plus non plus ignorer l'injuste et injustifiable incarcération de Gerardo Hernandez, Ramon Labañino, Antonio Guerrero, Fernando González et René González. Il n'a qu'à exercer son autorité et à retirer les accusations fabriquées portées contre les cinq et à les libérer immédiatement.

Oui, il le peut. Il l'a fait la semaine dernière pour les personnes trouvées coupables d'espionnage pour le compte d'Israël. Dans le cas du American Israel Public Affairs Committee, il y avait un certain nombre de documents secrets relatifs à l'armée et à la sécurité nationale des États-Unis. Dans le cas des Cinq Cubains, comme l'a établi la Cour d'appel des États-Unis dans un jugement unanime en septembre dernier, il n'est question d'aucun renseignement secret.

L'accusation éhontée contre Gerardo Hernandez (conspiration pour commettre un meurtre, le fameux troisième chef d'accusation) ne saurait être prouvée, comme l'a reconnu lui-même le gouvernement dans une résolution d'urgence sans pareil dans l'histoire des États-Unis. Ce n'est qu'en conséquence de l'intimidation des jurés, comme l'ont admis les procureurs, que Gerardo a pu être déclaré coupable, ce qui a démontré qu'il est impossible d'obtenir un procès impartial à Miami.

Le cas des Cinq Cubains est d'abord et avant tout l'exemple le plus tristement célèbre d'inconduite de la part d'un gouvernement et d'un procureur et le gouvernement américain doit les libérer s'il veut que nous croyions qu'un changement fondamental est en voie de se produire à Washington.

L'attitude des États-Unis est non seulement la continuation d'une politique illégale, injustifiable et échouée, elle est aussi la conséquence d'une conception profondément erronée, d'une fausse perception de soi, qui se trouve à la base du rôle qu'ils se donnent dans le monde. Pour citer un distingué chercheur américain, « l'ombre que projette sur l'historiographie américaine sa caractérisation mythique de lutte pour la liberté » est « le plus grands de nos malentendus nationaux » qui a « gravé dans la conscience nationale l'idylle de la liberté dont la société américaine demeure à ce jour l'esclave. »[4]

Cette fausse représentation de soi remonte à l'époque de la séparation des treize colonies de l'Angleterre et elle a été fabriquée et délibérément incrustée dans la pensée du peuple. Elle était présente dans la Déclaration d'Indépendance et dans les écrits du Federalist. Elle a été multipliée de façon exponentielle grâce à la technologie moderne de communication.

C'est ainsi qu'un homme notoirement impliqué dans le génocide au Viet Nam et au Cambodge se permet de définir l'« idéalisme américain » comme « une expression de la foi en ce que notre société soit éternellement capable de se renouveler, de transcender l'histoire et de refaçonner la réalité ». Et lui qui a été le cerveau derrière le coup d'État fasciste qui a détruit la démocratie au Chili et condamné à la torture et à la mort des milliers de personnes sans arme, a su définir cet « idéalisme » inventé » comme une « quête historique de l'Amérique pour un monde dans lequel les faibles sont protégés et les justes sont libres ».[5] Cette vision rappelle cette phrase attribuée à Otto von Bismarck : « Dieu a une providence spéciale pour les fous, les alcooliques et les États-Unis d'Amérique. »

Pour revenir plus spécifiquement à Cuba, le récit officiel de l'histoire américaine va au-delà de tout entendement. Des faits bien établis, d'une histoire qu'on nous invite étrangement à oublier aujourd'hui, montrent que Jefferson préconisait l'annexion de l'île dès 1805. Depuis ce temps, les Américains ont fabriqué un récit selon lequel ils ont le droit divin d'incorporer Cuba à l'Union, de s'ingérer dans les affaires intérieures de Cuba et de dicter notre présent et notre avenir. Tout cela basé sur une interprétation de la réalité qui n'a rien à voir avec la vérité, mais qui est propagée par un pays qui s'est laissé convaincre qu'il a une mission divine et qu'il est « éternellement capable de transcender l'histoire et de refaçonner la réalité ». Comme l'écrivait Lou Perez : « La capacité des Américains à se leurrer n'est surpassée que par leur détermination à ce que les Cubains, eux-aussi, souscrivent au leurre... et en soient reconnaissants. »[6] Mais d'histoire plus récente, les États-Unis ont démontré une capacité incroyable à duper des millions de personne dans le monde. Des milliards de dollars, pris dans les poches des contribuables, ont été consacrés à la propagande anticubaine, sans pareil dans l'histoire, durant un demi-siècle et réunissant pratiquement tous les moyens de communication, allant la télé et de la radio-diffusion au millions de livres de bandes dessinées, en passant par le cinéma, les livres, les journaux et les revues, les cours et les conférences.[7]

Tout cela se fait au nom de la démocratie, un concept qui ne faisait pas vraiment l'affaire des fondateurs de la République et

des auteurs de la Constitution. L'usurpation de ce mot pour le transformer en un instrument de la politique impériale suivra plus tard, en le vidant au passage de son sens original.

L'idée que les institutions d'un pays donné doivent être le miroir des institutions du voisin est une négation radicale de l'idéal démocratique.

Nous sommes convaincus qu'il faut faire beaucoup plus pour ce qui est de la participation du peuple à tous les aspects de notre système de gouvernement. Qu'il s'agisse de la nomination directe des candidats par leurs pairs ; de la tenue d'assemblées régulières de reddition de compte par lesquelles les délégués et les députés font rapport au peuple et discutent avec lui de nombreux sujets ; des despachos, ces rencontres personnelles entre les citoyens et leurs représentants ; de la réponse prompte et adéquate aux plaintes, aux critiques et aux propositions qu'expriment les citoyens par ces moyens et d'autres ; de la résolution d'une variété de problèmes ou de la mise en oeuvre d'initiatives avec la participation directe et réelle de la communauté — sur tous ces fronts, nous devons continuer d'oeuvrer en suivant le principe révolutionnaire : l'insatisfaction face à ce que nous avons réalisé et la lutte permanente pour l'atteinte d'objectifs supérieurs.

Ces efforts n'ont absolument rien à voir avec un retour impensable au régime faux et corrompu du passé. Imposer au peuple cubain un régime de « démocratie représentative » ne serait pas un pas en avant du point de vue démocratique, ce serait un pas en arrière. Ce serait priver le peuple des droits et des pouvoirs qu'il a conquis sans rien lui donner en échange que des mots creux et la répétition d'un dogme qui n'a pas beaucoup d'adaptes même parmi ceux qui sont forcés de le vivre.

Au lieu de copier une caricature, nous allons continuer d'essayer d'avancer sur la voie de ce que Kelsen appelle la « parlementarisation » d'une société qui inclut tous les citoyens, qui élimine toute manifestation d'exclusion ou de discrimination

suivant des considérations raciales, sexuelles, religieuses ou toute autre. Rien de moins que le socialisme véritable, telle est la seule voie vers une société plus démocratique.

Nos adversaires aiment critiquer l'Assemblée nationale que j'ai l'honneur de présider parce que nous ne sommes pas habitués aux méthodes utilisées couramment dans la plupart des parlements occidentaux. Non, nous n'allons pas nous livrer à de longs discours devant les caméras à l'intention de leurs maîtres. Oui, nous consacrons quelques semaines à nos sessions plénières formelles.

Mais, croyez-moi, nous travaillons très fort et nous nous réunissons à de nombreuses autres occasions tout au long de l'année. La véritable différence est que beaucoup de personnes prennent part à nos délibérations, ce qui n'est pas le cas des autres parlements. Nous ne prenons aucune décision importante sans en discuter au préalable avec les premiers intéressés. Dès que je serai de retour à Cuba, par exemple, je me joindrai à mes collègues dans la poursuite des discussions qui ont commencé en avril sur les principaux sujets que nous allons aborder formellement à notre prochaine session plénière, cet été. Nous le faisons dans toutes les provinces et toutes les municipalités du pays, avec la participation de plusieurs milliers de nos concitoyens.

Avant de débattre de la nouvelle loi sur la sécurité sociale, en décembre dernier, nous avons eu des dizaines de milliers de réunions avec la participation active de millions de travailleurs pour discuter, modifier et approuver à la vaste majorité le texte qui fut finalement soumis au vote.

Nous ne voulons pas imposer notre système à d'autres. Nous ne croyons pas non plus que le nôtre est l'incarnation parfaite de l'idéal démocratique. Nous disons tout simplement qu'à Cuba nous cherchons à développer un projet légitime pour contribuer à un des plus vieux débats de notre civilisation, en cherchant à introduire en autant que possible la démocratie directe dans les formes de représentation qui sont inévitables dans une société moderne. En toute humilité, permettez-moi de proposer à tous ceux qui se considèrent comme des démocrates de reconnaître que la démocratisation est un processus continuel, nécessaire pour tout pays, et que la démocratie imposée n'existe pas.

Remontons dans le temps et citons ce que Norberto Bobbio a appelé « le plus célèbre éloge ». Periclès avait une notion très différente de la démocratie quand il disait : « Nous vivons sous une forme de gouvernement qui n'imite pas les institutions de nos voisins ; au contraire, nous sommes nous-mêmes un modèle à suivre plutôt que les imitateurs d'autres peuples... Elle est appelée démocratie parce que son administration est entre les mains non pas d'un petit nombre, mais d'un grand nombre. »[8]

Le système américain de gouvernement a été clairement défini par ses fondateurs comme étant très différent des formes classiques ou anciennes de démocratie. « Il est clair que le principe de la représentation n'était pas inconnu des anciens ni totalement ignoré par leurs constitutions politiques. La véritable distinction entre celles-ci et celle du gouvernement américain est l'exclusion totale du peuple, dans sa capacité collective, et non l'exclusion des représentants du peuple. »[9]

Cette exclusion était nécessaire « pour éviter la confusion et l'intempérance de la multitude », qui représentait une menace pour Hamilton, Madison et compagnie. À tel point qu'ils écrivent que « si tous les citoyens d'Athènes avaient été des Socrate, toutes les assemblées d'Athènes seraient restées en proie à la cohue de la multitude ».[10]

Cette aversion de la multitude a donné naissance à une conception de la démocratie qui cherche à restreindre la participation des citoyens à l'exercice du pouvoir politique et au contrôle de l'administration, ce qui est devenu par la suite la « démocratie représentative ». Elle consistait essentiellement à réduire la participation des masses, de la multitude, à l'élection de « représentants » à qui est conférée la souveraineté du peuple. Cette approche réductrice s'est transformée en un dogme incontesté.

Cette transformation est plutôt étonnante quand on sait que ce concept a fait l'objet des critiques les plus cinglantes et les plus convaincantes depuis qu'il a fait son apparition dans le monde occidental. Jean-Jacques Rousseau lui consacre certaines des parties les plus éloquentes de son oeuvre. Personne n'a jamais pu réfuter ses arguments au sujet de l'impossibilité d'une démocratie réelle dans une société profondément divisée entre riches et pauvres et de la fausseté de la « délégation de la souveraineté » à moins que les « représentants » ne soient pleinement contrôlés par le peuple qui est investi du « mandat impératif ».

Ces aspirations égalitaires ont été exprimées par les jacobins et elles ont joué un rôle important dans les conflits intenses et sanglants au sein des révolutionnaires français. Elles étaient également présentes dans le processus qui a mené à l'indépendance des treize colonies et durant les premières étapes de la République, mais furent habilement remaniées par le discours jeffersonien et étouffées avec la répression du soulèvement de Shays et d'autres révoltes, et grâce à des instruments comme la Loi sur les émeutes et la Loi sur la sédition, lesquelles instituèrent une tradition maintenant bien établie aux États-Unis.

La notion de « démocratie représentative » et son application dans la vie réelle ont toujours fait l'objet de discussions.

Au XXe siècle, Hans Kelsen, l'auteur principal de la constitution actuelle de la République autrichienne, lui a consacré plusieurs essais et plusieurs chapitres de ses ouvrages les mieux connus. Kelsen insiste sur la fausseté de la « démocratie représentative » qui n'est pour lui « que de la fiction »[11] La seule façon de combler l'écart entre la démocratie idéale, avec la participation directe du peuple, qui n'était réalisable que sur une petite échelle, comme l'expérience grecque classique, et la représentation inévitable dans un État moderne, écrit-il, est de procéder à « la parlementarisation de la société », un système par lequel le peuple, par tout le réseau de regroupements et d'instances (usines, écoles, quartiers et organisations sociales), participerait à la formulation des politiques et au contrôle de l'administration.

La discussion sur la démocratie directe et la démocratie représentative et sur leurs différentes formes et combinaisons a été longue et est la source d'un riche débat qui se poursuit à ce jour. Dans une perspective théorique, il serait plutôt naïf de croire qu'on a résolu le conflit, et encore plus de prétendre avoir réalisé l'expression ultime et définitive, de la démocratie.

Cette prétention ne s'est manifestée que parmi les politiciens du monde occidental qui se font passer pour les créateurs de la société parfaite et les prédicateurs d'un nouveau dogme. Ils se heurtent à l'obstacle empirique.

S'ils ont atteint le sommet insurpassable de l'évolution sociétale, le non plus ultra du développement politique, les sujets de cette société devraient se considérer comme très heureux et n'avoir aucun désir de changer leur paradis. Si la substance de cette organisation idyllique est de voter pour choisir leurs représentants, le vote serait l'acte le plus important de leur vie et ferait l'objet d'une participation enthousiaste et quasi totale. La vie réelle semble indiquer le contraire et montre que ce qui motive réellement les défenseurs de la « démocratie représentative » est non pas la croyance en un dogme mais la possibilité de l'utiliser pour protéger leurs intérêts des masses.

Le processus de la mondialisation a davantage mis à nu le caractère fallacieux de la « démocratie représentative ». Thomas Friedman, pas tout à fait un ennemi de ce processus, a consenti à expliquer que sa caractéristique principale est l'impuissance des êtres humains devant la toute puissance des forces anonymes du marché et de la technologie qui décident de tout et qui détruisent leur vie.[12]

L'habilitation des citoyens est au coeur de la démocratie. La mondialisation en est l'exact opposé. Le progrès de la mondialisation prive les pays de leur souveraineté et les individus de leur citoyenneté.

La crise économique mondiale que nous vivons présentement en est la meilleure preuve.

Au niveau international, un groupe très restreint de pays, parmi lesquels se trouvent les responsables de la crise, prennent des décisions qui affectent tous les autres sans les consulter. Après de nombreux obstacles, l'Assemblée générale des Nations unies va finalement se réunir, le mois prochain, pour discuter de la crise. L'Assemblée ne devrait pas s'ajourner avant que nous ayons trouvé et appliqué des solutions. La résolution de la crise ne doit pas être laissée à ceux qui l'ont créée.

Au niveau national, des millions de personnes ont perdu leur emploi, de nombreuses usines ont fermé leurs portes et des millions de millions de dollars ont été remis aux riches pour les secourir avec l'argent de leurs victimes. Les prochaines générations vont naître avec un incroyable fardeau sur leurs épaules pour une durée imprévisible. Elles n'auront qu'une consolation : Dans ces jours graves, leurs parents n'ont pas été consultés, ils n'ont pas eu voix au chapitre sur ce qui a été décidé.

C'était la responsabilité de leurs « représentants », les « élus » mais redevables envers personne, qui ont usurpé les droits de leurs parents.

Je me souviens des années 1990, lorsque les Cubains ont entrepris la « période spéciale », des années de grandes difficultés économiques, que certains observateurs indépendants, objectifs, comparent avec raison à la grande crise des années 1930 pour les Cubains.

Durant cette période, nous n'avons pris qu'une seule décision : consulter chaque citoyen. Nous sommes allés dans les usines, les fermes et les quartiers et nous avons discuté ouvertement de nos problèmes avec tout le monde. Et de cette façon, en discutant et en votant, un consensus national s'est dégagé et des décisions précises, souvent dramatiques, qui touchaient la vie de beaucoup, ont été prises directement par les premiers intéressés.

Au même moment, ailleurs, des réunions d'un tout autre ordre, avec peu de participants et des négociations secrètes, ont failli se terminer avec l'adoption de l'Accord multilatéral sur l'investissement, lequel n'a été débattu dans aucun parlement national (certains se sont plaints d'avoir été maintenus à l'écart), sans parler évidemment de consulter les millions de personnes dont la vie aurait été profondément bouleversée.

Ces experts ont reconnu que notre méthode a été cruciale pour surmonter la crise et grâce à elle, même dans ces jours extrêmement difficiles, notre situation était meilleure que celle que vivait le reste de l'Amérique latine.[13]

Les régimes latino-américains qui ont obéi au dogme qui dominait à l'époque ont maintenant disparus, balayés par les peuples. Dans de plus en plus de pays du continent, les peuples « refaçonnent la réalité » et s'ouvrent à une ère nouvelle, transcendant l'histoire qui leur a été imposée pour créer une histoire nouvelle. C'est le fruit des efforts et des sacrifices de plusieurs générations. Ce fut un long et difficile parcours.

Mais je dois dire que si nous avons atteint ce point, c'est aussi parce que mon peuple a réussi a ouvrir la voie il y a cinquante ans.

Notes

1. Cuba in the American imagination - Metaphor and the Imperial ethos, The University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2008, p. 22-23.
2. Listen, Yankee — The Revolution in Cuba, Ballantine Books, New York, 1969, p.13.
3. Henry Kissinger, Diplomacy, Simon and Schuster, 1994, p. 19 and 834
4. A nation of agents — the American path to a modern self and society, James E. Block, The Belknap Press of Harvard University Press, 2002, p. 184, 236 et 237.
5. Henry Kissinger, Years of Renewal, Simon and Schuster, New York, 1998, p. 1074 et 1078.
6. Louis A. Pérez Jr., Ibidem, p. 227.
7. Psywar on Cuba — The declassified history of U.S. anti-Castro propaganda, Jon Elliston, 1999, Ocean Press.
8. Thucydide, History of the Peloponnesian War, II, 37, cité par Norberto Bobbio in Democracy and Dictatorship, University of Minnesota Press, 1989, p. 139.
9. The Federalist, a commentary on the Constitution of the United States, Alexander Hamilton, John Jay et James Madison, The Modern Library, New York, p. 413.
10. Ibidem, p. 361.
11. Voir, par exemple, « Teoría General del Estado », Editorial Labor S.A., Barcelona, 1925 et « Esencia y Valor de la Democracia, » Editora Nacional, México DF, 1974.
12. The Lexus and the Olive tree, New York, 1999.
13. « La Economía Cubana. Reformas estructurales y desempeño en los Noventa, » Comisión Económica para América Latina y el Caribe de las Naciones Unidas y Fondo de Cultura Económica, 1997.

(Traduit de l'anglais par Le Marxiste-Léniniste)

Return to top


Accueil | Archives | English

Lisez Le Marxiste-Léniniste
Site web:  www.pccml.ca   Courriel:  redaction@cpcml.ca